D'après « Correspondance secrète, politique et littéraire » (Tome VII), paru en 1787
Charles Palissot de Montenoy (1730-1814), auteur dramatique connu par sa mordante causticité et ennemi de Diderot, avait fait contre l’homme de lettres Claude-Henri de Fusée, comte de Voisenon (1708-1775) dit l'abbé de Voisenon, une satire pleine de fiel. Avant de la livrer à l'impression, il voulut savoir ce qu'en penserait l'abbé de Voisenon lui-même, et juger de l'effet qu'elle produirait sur lui.
Il alla voir un jour l'abbé et lui dit, du ton le plus patelin et le plus hypocrite, qu'il y avait de bien méchantes gens dans le monde, qu'il venait de lui tomber entre les mains une satire atroce, qu'il en ignorait l'auteur, et que, quoiqu'on eût laissé en blanc le nom de celui contre qui elle était faite, il s'y trouvait des traits qui paraissaient porter directement sur l'abbé. « Je vous dirai plus, ajouta t-il ; comme on ignorait sans doute notre liaison, on a voulu, avant de la faire imprimer, la soumettre à ma critique. » Sans se le faire demander, l'homme caustique tire l'écrit de sa poche et lit effrontément des vers où les mœurs de l'abbé n'étaient pas plus ménagées que son esprit ; il ne lui fit pas grâce d'un vers, appuyant avec complaisance sur ce qu'il y avait de plus fort.
L'abbé de Voisenon l'écouta tranquillement jusqu'à la fin. Après la lecture, l'abbé reprit l'ouvrage, fit l'éloge des meilleurs vers, critiqua quelques expressions, et dit au poète : « Voulez-vous me permettre d'y faire quelques corrections ? » Palissot crut que tout au moins l'abbé allait jeter le papier au feu; mais celui-ci s'approche de son bureau, corrige une douzaine de vers, remplit le blanc de son nom, et, toujours avec le même flegme, en rendant la satire à l'auteur, qui ne se doutait point que l'abbé l'eût reconnu : « A présent, mon ami, dit-il, je crois que vous pouvez faire imprimer cet ouvrage ; il y avait quelques incorrections qui auraient pu lui faire tort ; il est rempli de sel et d'esprit, et je crois qu'il sera favorablement reçu du public. »
Palissot fut si frappé de ce sang-froid, qu'il déchira son écrit, le brûla, embrassa l'abbé, et lui protesta qu'il était guéri pour toujours de la démangeaison de faire des satires.
Illustration : l'abbé Voisenon